Itinéraire d'un enfant gâté

Publié par club rando

François-René de Chateaubriand (1768-1848)

 

Introduction

Combourg, Paris, Philadelphie, Londres, Chatenay-Malabry, Saint-Malo furent les étapes marquantes de cet écrivain, infidèle enchanteur et enfant gâté de l’amour.  Grand séducteur, sa vie entière fut comblée par la passion que lui témoignèrent les nombreuses femmes qui ont jalonné son existence. Il les idéalisait déjà dans la solitude exaltée de sa jeunesse. Le récit qui suit permet de mieux de suivre son itinéraire (pas seulement amoureux) en dévoilant çà et là quelques touches de sa personnalité et de ses rapports avec d’autres «géants» de son siècle

Itinéraire d'un enfant gâté

La lignée paternelle  de François-René était glorieuse et ancienne ; un de ses ancêtres avait assisté Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings en 1066 et un autre avait accompagné Saint-Louis en croisade.

Barons des Etats de Bretagne, les aïeux avaient acquis le château de Chateaubriant (avec un t) (actuelle sous-préfecture de Loire-Atlantique).

Les Châteaubriand se mariaient bien au Moyen-âge. Ils comptaient des alliances avec les Ducs de Bretagne, le Roi de France, les Rois d’Angleterre, de Chypre et d’Aragon. Ils s’illustraient sur l’eau comme sur la terre.

Le père, René, cadet de sa famille, dut travailler pour vivre car, en vertu de la coutume de Bretagne, les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens ; les cadets divisaient entre eux le tiers restant de l’héritage paternel. Tant et si bien que les cadets des cadets arrivaient au partage d’un pigeon, d’un lapin…bien qu’ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs.

Travailler pour les nobles, la dérogeance, signifiait l’exclusion de leur ordre, véritable mort civile ; quelques exceptions cependant comme le commerce maritime ou l’industrie du verre encouragées par l’administration royale et surtout Colbert et ses successeurs.

Pour la marine royale, il eût fallu payer le séjour à Brest, les études, l’uniforme, les armes, les instruments de mathématiques…Il s’embarqua donc à Saint-Malo, sur recommandation, comme « volontaire » ou mousse sur une goélette armée.

Il s’agissait évidemment d’un corsaire mais le mot, inconvenant, ne figure pas dans les « Mémoires d’outre-tombe » lesquelles rappellent cependant que « la petite république malouine soutenait seule en mer l’honneur du pavillon français ».

Après de nombreuses péripéties maritimes avec reconnaissance de son esprit combattant et actes de courage, il « passa aux Isles, il s’enrichit dans la colonie » ; mais comment ? (planteur, trafiquant, négrier ?). Là-dessus silence des Mémoires d’outre-tombe.

C’est un ouvrage de Georges Collas, publié en 1949, « un cadet de Bretagne au XVIII ème,  René-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg (1718-1786) », qui nous éclaire sur sa carrière maritime.

Pourquoi Chateaubriand a-t-il- passé sous silence cette période, la plus dangereuse, la plus éclatante et la plus passionnante de la vie de son père ?

Il est possible qu’il n’en ait pas eu connaissance. Mais il est bien certain qu’aux yeux des lecteurs français et surtout parisiens, si peu avertis des choses de la mer, le « corsaire » était prisonnier de sa légende. Tantôt on le confond avec le pirate ou le flibustier, sorte de bandit des grands chemins maritimes, tantôt on en fait un héros (Cyrano ou d’Artagnan de l’océan).

Ni l’image du pirate ni celle du héros des mers ne convenait au portrait que Chateaubriand a voulu brosser de « l’auteur de ses jours ».

Il reste également muet sur les différents commandements exercés ; il s’est refusé, même pour accentuer l’aspect « terrifiant » de son père retiré sur sa terre, à évoquer la figure de l’homme qu’avait été le comte de Combourg au temps de sa guerre contre les Anglais, corsaire farouche et brillant officier.

bateau de Courses

bateau de Courses

 

La paix revenue en 1748, le capitaine quitta Saint-Malo pour Nantes et y prit trois commandements « commerciaux pour les  Isles » avec en 1754 l’expédition sur l’Apollon, la première « négrière » avec un transport de 414 noirs. « Pendant les soixante-deux jours de traversée, le capitaine de Chateaubriand n’avait perdu que seize captifs, soit moins de 4 % de l’effectif embarqué. C’était une belle réussite…On citait souvent des pertes de 20 à 40% ».

La traite des noirs était à l’époque encouragée par le pouvoir royal et pouvait devenir source d’anoblissement ; elle était surtout un moyen de rapide enrichissement.

En 1757, René-Auguste, établi à son compte, multiplie les opérations fructueuses. En trois ans, sa société maritime réalise 565 000 livres de profits. L’armateur-négrier peut accomplir son rêve, devenir seigneur et châtelain ; il achète pour 340 000 livres la terre et le château de Combourg, seigneurie de quarante et une paroisses, le 3 mai 1761.  

Deux ans après cette acquisition considérable, René-Auguste de Chateaubriand, désormais comte de Combourg, passe du commerce à la pêche à la morue, activité fructueuse ; après six voyages, il fait un bénéfice de plus de 100 000 livres.

Après 1770 et quelques déboires commerciaux, il quittera Saint-Malo pour régner définitivement sur son fief de Combourg. Il y exercera avec âpreté ses droits de seigneur (cœur dur mais esprit droit et parfois généreux).

Pourquoi Combourg ?

René-Auguste ne pouvait acquérir la terre que ses ancêtres, sept ou huit cents ans plus tôt, avaient conquise et baptisée de leur propre nom : la baronnie des Chateaubrian(t) était « tombée dans la maison de Condé ».

Il se rabattit sur Combourg qui appartenait à l’une de ses cousines, femme du Maréchal-duc de Duras, pair de France, qui négligeait ce château déshabité, délabré, démeublé, aux champs en friche, aux étangs braconnés, aux forêts transformées en vaines pâtures, aux droits féodaux tombés en désuétude ou contestés par les voisins, manants misérables et pillards ou nobles récalcitrants et procéduriers.

Bâtie au début du XIème siècle par l’évêque de Dol, à quatre lieues de sa cathédrale, cette forteresse désaffectée avait joué un rôle important dans toutes les guerres du Moyen-Age  entre Bretons et Normands, Anglais et Français.

Les Coëtquen, constamment fidèles au roi, avaient été faits marquis par Henri III en 1575 et leur baronnie de Combourg érigée en comté. Au XVIIème, un large perron avait remplacé l’ancien pont-levis. Le loyalisme des Coëtquen avait sauvé Combourg de la destruction sous Richelieu.

 

château de Combourg

château de Combourg

René-Auguste de Chateaubriand aurait acheté Combourg sans même le visiter en raison de la proximité géographique des villes comme Rennes, Nantes, Saint-Malo et Dol.

Ce château aurait exercé sur le coureur des mers dégouté maintenant des vagues, sur l’homme d’affaires désabusé, sur le comptable méticuleux de ses deniers et des deniers des autres, une fascination de légende, une magie d’un autre âge.

François-René, benjamin d’une famille nombreuse

René de Chateaubriand avait épousé le 3 juillet 1753, à trente-quatre ans, Apolline de Bédée âgée de vingt sept ans. Ce ne fut pas une union précoce à une époque où la moyenne de vie humaine ne dépassait pas la quarantaine ; aucune des caractéristiques de l’endogamie bretonne ne manquait à cette union, pas de mésalliance. D’une famille sans illustration particulière, mais fière de ses deux cents quartiers de noblesse, Apolline apportait une dot des plus modestes.

Le lendemain, devant notaire, les époux se firent donation mutuelle de leurs biens. En d’autres termes, le navigateur mettait ses économies dans la corbeille de sa femme ; ce n’était pas lui qui faisait une bonne affaire.

Apolline rachetait ses disgrâces physiques par beaucoup d’esprit, une grande culture. Lectrice assidue de Fénelon, Racine et Mme de Sévigné, elle allait donner à ses enfants le goût des lettres et l’amour de la poésie.

Dix enfants devaient naître de ce mariage dont quatre allaient mourir en couche ou en nourrice

Le 4 septembre 1768, à Saint-Malo, rue des Juifs, lors d’une tempête, sa mère lui « infligea la vie », « ce funeste présent » (M.O.T).  François-René, le petit dernier, était ce qu’on appelait jadis un « tardillon », un enfant de vieux.

Presque mort à la naissance, il subit alors « son premier exil », on le « relégua » à Plancoët, chez sa grand-mère, à deux heures de Saint-Malo, pour une mise en nourrice, pratique courante dans les familles aisées. Sa nourrice, le trouvant trop chétif, le voua à une vierge locale, Notre-Dame de Nazareth. Jusqu’à sept ans, François-René ne porta que des vêtements bleus et blancs.

A trois ou quatre ans, il fut ramené à Saint-Malo que sa mère préférait à la solitude de Combourg. Son père le destinait déjà à la marine royale, ayant choisi pour l’aîné le Parlement de Bretagne ; s’il y avait eu un troisième fils, il aurait été d’Eglise.

L’éducation de François, aurait été négligée, abandonnée aux domestiques, sa mère ayant reporté toute son affection sur son frère aîné, Jean-Baptiste, le jeune comte de Combourg.

Il était un enfant insupportable qui allait jouer avec les gamins de la rue… « il rentrait sale, dépenaillé… »

Quand ses sept ans furent accomplis, François-René fut reconduit à Plancoët pour être relevé de son vœu. Revêtu d’une robe blanche avec une ceinture bleue, il fut le héros d’une cérémonie qui le marqua ; le prédicateur évoqua son lointain aïeul, chevalier servant de Saint Louis, et souhaita que le descendant fît, à son tour, le pèlerinage de Jérusalem.

Après une première jeunesse tumultueuse, il était grand temps de « recadrer » ce garçon ; la famille s’installa définitivement à Combourg au printemps 1777.

Une adolescence inquiète

Pour un adolescent, la découverte du château fut un enchantement. C’était une demeure de grand caractère, avec des escaliers en colimaçon, des chemins de ronde, des passages secrets et des fantômes... Le grand parc ombragé avec un étang, les fleurs printanières, les landes dorées par les ajoncs, nature qui allait le marquer profondément.

Le père, souhaitant pousser son dernier-né dans la marine, le confia au collège le plus proche, celui de Dol. Egalement doué pour les lettres et les mathématiques, François-René, élève studieux, fit des progrès très rapides.

Dès son plus jeune âge, il fit preuve d’un sens de l’honneur peu commun comme au collège de Dol où, ne pouvant souffrir le fouet, lançant des coups de pied dans les tibias de l’abbé et se débattant sous la férule jusqu’à obtenir la levée du châtiment.

Après une première communion qui lui valut de grands tourments de conscience, il quitta le collège de Dol pour celui de Rennes où, toujours excellent élève, il se signala par de nombreux actes d’indiscipline.

Envoyé à Brest en 1782 pour un brevet d’aspirant-marin, malgré son goût pour la marine, il va s’enfuir l’année suivante sans aucune explication. Il ne donne qu’une justification qui vaudra pendant toute sa vie : « J’ai en moi une impossibilité d’obéir ».

A son retour à Combourg, comment se faire pardonner ce qu’il appelle son « inconstance » ? Comment expliquer sa fugue, sa fuite ? François inventa un expédient provisoire, il déclara sa ferme volonté d’être prêtre ; ce subterfuge abusa sa mère. Son père l’envoie donc au collège de Dinan pour achever ses humanités mais, à peine le temps de constater qu’il connaissait mieux le latin que ses maîtres, François-René renonce au petit collet.

Il revint à Combourg et son père jugea préférable de garder près de lui ce fils désarmé devant l’existence.

Combourg n’avait jamais été une demeure bien gaie mais la vieillesse de M de Chateaubriand rendait le séjour particulièrement lugubre. Cette image d’un père hermétique et rigide a été si fortement décrite dans les Mémoires d’outre-tombe qu’elle obnubile tous les autres sentiments que le comte de Combourg pouvait inspirer à son fils. Si les conversations étaient rares et succinctes entre le père et le fils, il en allait différemment avec la mère ; les conversations romanesques de Mme de Chateaubriand ont marqué l’imagination de l’adolescent inquiet, elle aimait le merveilleux et était nostalgique des romans de chevalerie courtoise.

François, adolescent

François, adolescent

Des passions équivoques et un acte tragique

Au cours de ces années passées à Combourg à l’âge où les passions s’exaspèrent, François-René fut marqué par une nouvelle révélation sur la femme.

« Je ne pouvais voir une femme sans être troublé…Ma timidité, déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme… »

Il en est réduit à aimer une femme imaginaire, synthèse idéale de toutes les femmes qu’il avait pu observer jusqu’aux vierges suspendues dans les églises en passant par les grandes dames historiques. Cette créature de rêve qu’il a poursuivie toute sa vie à travers ses amours tumultueuses le laissant toujours insatisfait, il l’a baptisée sa sylphide.

A côté de cette insaisissable déesse, sa sœur Lucile, de quatre ans son aînée, rêveuse et inquiète autant que lui, allait prendre une part importante dans sa vie. La petite créature souffreteuse et brimée de Saint-Malo était devenue une jeune fille grande et élancée.

Ses deux années d’intimité intellectuelle avec une sœur si tendrement aimée se sont-elles bornées à des jeux poétiques et littéraires ? La lecture de son volume le plus célèbre, René, où l’héroïne Amélie possède tant de traits de Lucile, laisse supposer une aventure amoureuse. Que la tentation ait existé chez l’un comme chez l’autre est très possible.

Lucile de Chateaubriand

Lucile de Chateaubriand

Y a-t-il un lien avec la tentative de suicide de François-René ? Probablement mais ce n’est pas le seul. Tout laisse à penser que le jeune homme désespérait de son propre avenir ; il passa par une crise terrible et douta fortement de lui-même, « Lucile était malheureuse, ma mère ne me consolait pas, mon père me faisait éprouver les affres de la vie…Il me faisait trembler, obligé de paraître au souper, je m’asseyais tout tremblant sur le bord de ma chaise…sous les regards de mon père, je n’osais manger…La dernière lueur de la raison m’échappa…Enfin, j’oubliai ma religion et j’essayai une chose affreuse… »

« Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos, j’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche mais le coup ne partit pas ; l’apparition d’un garde suspendit ma résolution… »

Si le coup était parti la sensibilité d’une époque eût été changée, le romantisme naissant aurait certainement été bouleversé par la mort de celui qui allait devenir un des plus grands écrivains du XIX ème siècle.

Il semble que l’émotion qui étreignit François-René acheva de déranger son équilibre, il fut saisi d’une fièvre cérébrale grave ; il passa six mois entre la vie et la mort.

Une longue conversation avec sa mère « il est temps de vous décider : votre frère est à même  de vous obtenir un bénéfice (militaire) ; si je désire que vous embrassiez l’état ecclésiastique, j’aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux ».

Il n’eut pas à réfléchir longtemps ; il savait que ni le sacerdoce ni l’épiscopat ne lui rendraient les vertus chrétiennes qu’il ne possédait plus.

Même sans vocation, il valait mieux devenir militaire que prêtre ; on peut toujours quitter l’armée sans péché ni scandale.

Son père le convoqua en août 1786 pour lui annoncer l’obtention d’un brevet de sous-lieutenant par son frère, il devait partir sur le champ à Cambrai ; il aura dix-huit ans dans quelques jours. Le récit des adieux est une des plus belles pages des mémoires ; son père se savait condamné après une crise d’apoplexie l’hiver précédent, il mourra le 6 septembre 1786 : « je n’ai pas longtemps à vivre, conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom ». Les deux hommes s’embrassent et le vieux corsaire remet à son fils sa vieille épée, le plus précieux de tous ces biens, l’accompagne à la voiture devant sa mère et sa sœur en pleurs.

Chateaubriand faisait son entrée dans la vie réelle.

 

Premiers regards sur le monde, Découverte de Paris

Une ordonnance royale ayant mis fin à sa carrière militaire, François-René et ses sœurs, profitant des relations de leur frère aîné, s’installent à Paris.

Ce séjour joua un grand rôle dans la vie de Chateaubriand grâce à la fréquentation des milieux littéraires ; il fit la connaissance de Louis de Fontanes qui allait devenir son plus sûr ami, mais aussi son meilleur guide en littérature.

A leur contact, François-René, déjà tiède chrétien, devint un libertin ; il considérait que la religion chrétienne était peu compatible avec l’intelligence et la philosophie des lumières. La grande influence que subit alors François-René vint d’un des hommes les plus remarquables de son temps, le beau-père de son frère aîné, Jean-Baptiste, Malesherbes, qui avait été le protecteur de Jean-Jacques Rousseau. Il en imprégna le jeune breton qui avait déjà en commun avec le philosophe genevois l’amour de la nature. Il donna également à son jeune ami le goût de la botanique (infra : la vallée aux loups).

Confronté aux premiers évènements révolutionnaires meurtriers, en 1789, il se demanda si la sagesse n’était pas de fuir un pays dont les excès conduisaient à tant d’horreurs. Ce projet de départ ne se réalisera que vingt mois plus tard, en 1791 ; sous l’influence de Malesherbes, le voyage en Amérique marquera non seulement sa vocation d’écrivain mais également une grande partie de son œuvre.

Le voyage en Amérique (1791)

Le but avoué du voyage était la découverte du passage du Nord-Ouest après les tentatives des explorateurs ou navigateurs comme Hudson, Cartier, Champlain ; il y avait peu de chances qu’un jeune exalté de vingt ans, non pourvu de connaissances maritimes et démuni d’une flotte pût réussir alors que les Etats-Unis avaient considéré le projet comme chimérique.

Le Saint-Pierre, avec, à son bord François-René mais également un supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes qui devaient fonder à Baltimore le premier séminaire catholique aux Etats-Unis, leva l’ancre le 8 avril 1791.

S’il s’est rendu à Baltimore et à Philadelphie, a remonté l’Hudson et vu les chutes du Niagara, il n’a certainement pas pu, en cinq mois de voyage, comme il le prétend dans son « voyage en Amérique », descendre jusqu’au Mississipi et revenir par la Floride. Mais il lui a suffi de contempler une nature vierge et de vivre au contact des Indiens pour que ses impressions, précisées dans la « lecture de récits de voyage », assurent bientôt ses premiers succès littéraires.

Ce voyage a marqué une grande partie de ses œuvres. La publication du Voyage en Amérique a, malgré tout, provoqué bon nombre de protestations aux Etats-Unis. Evidemment, à partir du moment où le célèbre récit de la visite à George Washington est faux de bout en bout, tout le reste du récit devient contestable.

Itinéraire d'un enfant gâté

Le vicomte, n’ayant plus d’argent pour continuer ses pérégrinations, et ayant appris l’arrestation de Louis XVI, reprit le chemin du retour.

Atala était presque rédigé, il avait dans ses mains l’assurance de sa future gloire.

La traversée fut rapide mais devint dramatique avec une tempête à l’approche des côtes de France ; le bateau put, par miracle, atteindre le port du Havre le 2 janvier 1792. Il fallait ensuite payer le voyage car François-René s’était lourdement endetté. Le frère aîné, Jean-Baptiste, qui avait quand même pris une part d’héritage dix fois plus élevée que son cadet, ne voulut rien savoir et ce fut Mme de Chateaubriand, sa mère, qui se porta caution pour libérer François-René.

 

L’armée des princes. Un mariage précipité

Le début de l’année 1792 représente un moment crucial pour Chateaubriand qui, pour servir une cause à laquelle il ne croit pas, va pour toujours aliéner sa liberté par un mariage inconsidéré, contracté sans amour, avec des vues intéressées qui se révèleront illusoires. Cette décision, prise avec une rare inconscience, va l’enchaîner pendant cinquante-cinq ans.

La famille le persuada que la seule solution honorable pour lui était de rejoindre l’armée des princes, elle pensait aussi, in petto, que c’était aussi le moyen de se débarrasser d’un « écervelé » qui ne pensait pas comme tout le monde et ruinait les finances familiales. Mais pour émigrer et vivre probablement sans solde dans l’armée de Condé, il fallait de l’argent.  Un riche mariage avait été envisagé par la famille.

La jeune fille, une amie de Lucile, se nommait Céleste  Buisson de la Vigne ; elle habitait chez son grand-père, ancien directeur du port de Saint-Malo et anobli en 1779 par Louis XVI. Elle avait fait d’excellentes études, ce qui était rare pour une fille à l’époque, lisait couramment le latin et possédait une culture étonnante pour ses dix-huit ans.

Céleste passait pour posséder une fortune confortable. « Faites donc » avait répondu François-René à Lucile…  « Pour éviter une tracasserie d’une heure, je me rendais esclave pendant un siècle ».

On ne saurait donc parler d’amour, ni d’attirance physique. Restait le problème matériel. Les laborieuses discussions à propos du contrat montrèrent combien on s’était fourvoyé dans l’évaluation du patrimoine des Buisson de la Vigne. Céleste ne possédait tout au plus que quelques rentes du clergé qui ne rapportaient rien.

Par ailleurs, à la demande de Mme de Chateaubriand, très pieuse, le mariage a été célébré par un prêtre non jureur en l’absence de la famille de la mariée qui déposa plainte. Céleste fut enlevée à son époux par autorité de justice et mise au couvent en attendant une décision. Après transaction, un curé constitutionnel accepta moyennant une solide indemnité de bénir le nouveau mariage, le 19 mars 1792.

Le contrat régularisé consacrait la médiocre fortune de la nouvelle vicomtesse de Chateaubriand. François-René allait payer cher l’erreur de Lucile ; il comprit tout de suite qu’il n’aimerait jamais sa femme.

« François-René s’était marié sans amour et il se retrouvait sans fortune ; et, le pire, c’est que sa femme se mit à l’aimer. Il perdait sur tous les tableaux » (Jean d’Ormesson).

Céleste Buisson de la Vigne

Céleste Buisson de la Vigne

L’exil anglais (1793-1800)

Mi-juillet, il rejoignit les émigrés. Blessé au siège de Thionville, il réussit cependant à gagner l’Angleterre. A Londres existait toute une communauté d’émigrés ; le malheur et l’exil n’avaient nullement unifié les opinions politiques ; les monarchistes, partisans du droit divin, ne frayaient pas avec les « monarchiens » ralliés au principe de la monarchie constitutionnelle. Le snobisme n’était pas mort ; la noblesse d’épée continuait à mépriser la noblesse de robe ou la petite noblesse provinciale. Entre toutes ces castes sans solidarité n’existait qu’un point commun, celui d’un optimisme naïf dans l’échec de la révolution et d’un retour prochain à l’ancien régime permettant de récupérer les biens confisqués.

François-René se consacra totalement à la littérature. Des notes rapportées d’Amérique, il tira une épopée Les Natchez, roman avec d’admirables descriptions et les épisodes d’Atala et de René.

Après quelques semaines difficiles à Londres, il donna des leçons de français dans le Suffolk.. Il apprit que son frère, le comte de Chateaubriand, son épouse et Malesherbes, qui avait défendu Louis XVI, venaient d’être guillotinés ; autres tristes nouvelles, l’arrestation de sa mère et son emprisonnement à Paris, l’emprisonnement pendant treize mois à Rennes de sa femme, Céleste, de ses deux sœurs, Lucile et Julie.

François-René se demandait comment un mouvement généreux comme la révolution de 1789 avait pu aboutir à tant d’excès ; il n’arrivait pas à concilier son amour de Rousseau avec l’horreur des crimes de Robespierre.

Parmi les élèves qui bénéficièrent de son enseignement se trouvait une jeune fille qu’il a fait passer dans la légende, Charlotte Ives, âgée d’une quinzaine d’années, fille du pasteur local, chez qui il était hébergé à la suite d’un accident de cheval. Charlotte, fort douée pour la musique, était très attirée par François-René ; sa mère, un soir, lui demanda d’épouser sa fille et de vivre avec eux : « Vous nous convenez sous tous les rapports..Vous n’avez plus de patrie, vous venez de perdre vos parents… » Elle tomba évanouie quand il lui annonça qu’il était marié.

Cette aventure amoureuse chaste et touchante, décrite dans les mémoires, a représenté pendant longtemps toute la vie sentimentale de Chateaubriand pendant ces années anglaises, ce qui a donné de l’homme de trente ans un aspect fort différent du « tombeur de femmes » impénitent qu’il allait devenir jusqu’à la soixantaine. Dès qu’il regagna Londres, il se livra à une série de conquêtes féminines dont la plus célèbre est Mme de Belloy, citée une fois dans les Mémoires. Cet épisode correspond à la première rédaction du Génie du Christianisme ; François-René, non seulement, vivait en concubinage avec une belle créole mais était prêt à divorcer pour refaire sa vie avec elle.

Cette hypocrisie, ce manque de sincérité, cette absence de scrupules, s’ils n’enlèvent rien aux mérites de l’écrivain, caractériseront toute sa vie sentimentale.

Mais si l’amant montrait déjà ses défauts, l’écrivain révélait déjà ses mérites.

Le roman autobiographique René révèle un personnage que la postérité confond volontiers avec son auteur. Chateaubriand paraît s’y être analysé avec sincérité, le « vague des passions » semble être la peinture d’un état d’âme réellement éprouvé lors de son adolescence, c’est la confession de l’enfant de Combourg.

Itinéraire d'un enfant gâté

L’Essai sur les Révolutions présente un aspect assez chaotique qui révèle l’agitation d’esprit de l’auteur. Chateaubriand était à la fois l’adversaire d’une révolution qui avait endeuillé et ruiné les siens, qui l’avait contraint à un exil volontaire et misérable mais admiratif pour les idées de liberté de 1789. Ce qui paraît aujourd’hui le plus intéressant, c’est le chapitre sur la chute du christianisme. Ce chapitre, qui lui fut tant reproché et qui causa tant de chagrin à sa vieille mère, est un résumé des objections de Voltaire, de Diderot, des encyclopédistes contre la religion chrétienne : « Les religions naissent de nos craintes et de nos faiblesses, se développent dans le fanatisme et meurent dans l’indifférence ».

Louis de Fontanes, relation littéraire très influente des années 1790, s’exile à Londres en 1797 ; après avoir lu l’Essai sur les Révolutions, il sut en faire la critique pour convaincre Chateaubriand que l’opinion était en train de changer, que les églises commençaient à rouvrir et que la France découvrait qu’elle n’avait jamais cessé d’être chrétienne. Et tout voltairien qu’il était, il pensait que « la religion chrétienne était pour « les masses » la plus substantielle des nourritures spirituelles ».

Chateaubriand était prêt pour le Génie du Christianisme.

Apprenant coup sur coup la mort de sa mère et de sa sœur Julie, Chateaubriand redevient chrétien « Je suis devenu chrétien, je n’ai point cédé à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru ». Dès lors, il souhaite se réhabiliter en mettant son talent au service de la religion.

Beaucoup d’émigrés se préparaient à rentrer en France après le coup d’Etat de Bonaparte qui se donnait comme programme de terminer la révolution et de réconcilier les Français. Châteaubriand, cependant, avait porté les armes contre la France ce qui le rendait passible de la peine de mort ; il obtint en mars 1800 du ministre de la Prusse un passeport suisse au nom de Lassagne, réussit à gagner Calais puis Paris.

François-René aborda la France avec le siècle ; une ère nouvelle commençait : elle allait déboucher sur l’Empire et le romantisme ; elle serait dominée par deux rivaux associés Napoléon Bonaparte et son ennemi le plus intime, le vicomte de Chateaubriand.

Dès le début, les futurs adversaires, le sceptique d’hier et le despote de demain, sont unis par un même souci : la restauration de la religion. Ils s’y attachent pour des motifs différents et, en vérité opposés : l’un parce qu’il s’est mis à croire, l’autre parce qu’il veut gouverner et que l’appareil catholique légué par l’ancien régime est un fantastique instrument de domination des esprits.

Bonaparte ne croit en rien : il ne croit qu’à lui-même, à son étoile, à son destin. Catholique à Paris, musulman en Egypte, il aurait été bouddhiste en Inde, protestant à Berlin et orthodoxe à Moscou. Il pense que la religion est nécessaire à la société.

A des royalistes qui nourrissent des illusions inutiles, il met les points sur les i avec une brutale franchise : « La religion, je la rétablirai, non pas pour vous, mais pour moi ». Tout est prêt pour le lancement du Génie du Christianisme facilité par la signature du Concordat le 15 juillet avec le prochain rétablissement du culte et la réouverture des églises.

 

Rien n’est plus beau que les rencontres entre les hommes et ces chaînes d’amitié, d’affection, d’intérêt qui les nouent les uns aux autres. Chateaubriand était l’ami de Fontanes ; Fontanes était l’ami de Joubert ; Joubert était l’ami de Mme de Beaumont : c’est ainsi que François-René devint l’amant de Pauline de Beaumont.

A Paris, à la charnière des deux siècles, le spectacle était prodigieux ; beaucoup portaient des noms de guerre ou d’emprunt, l’un se prétendait italien, l’autre espagnol ou hollandais, François-René était suisse ou prussien. Tout le monde essayait de se dissimuler le plus possible et de se masquer aux yeux des autres ; ce carrousel emballé commençait pourtant à se stabiliser sous la poigne de fer du général venu de Corse.

Fontanes d’abord, puis Joubert furent les guides de Chateaubriand dans cette jungle en effervescence, ils le menèrent dans les salons du nouveau régime.

Ils le présentèrent aux hommes en place et aussi aux femmes influentes.

Fontanes s’était rapproché du premier consul en prononçant l’éloge de Washington ; voilà qu’il rentre presque dans la famille en devenant coup sur coup l’ami de son frère Lucien et l’amant de sa sœur, Elisa Bacciochi. Joli doublé ! Plus que jamais, François-René compte sur lui pour obtenir sa radiation de la liste des émigrés.

Fontanes, côté cour, l’avait introduit auprès d’Elisa Bacciochi ; Joubert, côté jardin, fait beaucoup et mieux, il entraîne le poète au salon de la plus chère de ses amies, Pauline de Beaumont. Née le même jour que Napoléon, elle est la fille du comte de Montmorin, ancien ministre des Affaires étrangères de Louis XVI. Tous les membres de sa famille avaient péri sous la guillotine ou en prison ; seule Pauline qui crachait le sang avait été épargnée.

« Que deviendraient les poètes sans les poitrinaires ? » écrivait un chnoniqueur de la belle époque. Pauline inaugure, avec le siècle, la galerie inépuisable des poitrinaires romantiques. Elle ouvre le cortège des phtisiques de légende avec la Dame aux camélias  et la Traviata.

La liaison naquit d’une admiration littéraire, Atala était un triomphe, Pauline de Beaumont succombait.

Elisa Bacciochi réussit auprès de Bonaparte à obtenir sa radiation de la liste des émigrés, il pouvait à présent reprendre son vrai nom.

Il n’avait pas échappé à François-René que Bonaparte voulait rétablir la liberté religieuse et gouverner comme le plus grand nombre voulait l’être. L’opposition à ce reflux ne restait pas inactive chez les intellectuels et les membres de l’Institut qui enrageaient de voir leur confrère Bonaparte « mener la République à confesse ». 

Chateaubriand et Pauline s’installèrent à Savigny/Orge où elle avait loué une maison.

Un disciple de Rousseau, converti au catholicisme par les malheurs du temps et la mort de sa mère, s’installe chez sa maîtresse pour mettre la dernière main à un ouvrage très chrétien dans lequel il encense les dévots et voit dans le mariage le sacrement par excellence et le pivot de la société. Mais c’est surtout Pauline qui fait preuve de courage, car afficher une liaison avec un poète catholique et marié constituait un fort témoignage d’indépendance d’esprit ; il est vrai qu’elle se savait condamnée.

La parution du Génie du Christianisme, le 14 avril 1802, fut un grand succès, un coup de théâtre et d’autel. Le dimanche 18 avril, jour de Pâques, une stupéfiante cérémonie réunit à Notre-Dame, pour un Te Deum solennel, tous les dignitaires du régime, le corps diplomatique, le légat du pape, les évêques-fonctionnaires et bien-sûr, au premier rang, Talleyrand et Fouché, « le vice et le crime ». Parmi tant de révolutionnaires convertis et de vieux soldats de la Convention à qui la tête tourne un peu, ils sont presque les seuls, « le séminariste et l’évêque », à être capables de suivre l’office.

Pauline chavirait d’amour, François-René savourait sa gloire.

L’athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l’incroyance des jeunes esprits, l’idée de Dieu et de l’immortalité de l’âme reprit son empire.

Pauline de Beaumont ( figuration en cire )

Pauline de Beaumont ( figuration en cire )

Mais Pauline avait bien compris les contradictions d’un cœur déchiré comme celui de son amant. Ses craintes se réalisaient ; un an après le succès du Génie du Christianisme, François-René était tombé amoureux ; la restauration catholique n’était pas pour lui, il allait à nouveau de maîtresse en maîtresse. Après avoir écrit dans les bras de Pauline l’éloge de la virginité et du mariage voilà qu’il trompait et Céleste et Pauline avec la ravissante Delphine de Custine. » Elle était une lointaine héritière de Marguerite de Provence, femme de Saint-Louis. Après avoir été la maîtresse d’Alexandre de  Beauharnais, mari de la future impératrice, puis celle de Fouché, ministre de la Police qui lui fit recouvrer sa fortune après la terreur, pour ne citer que les plus célèbres, Delphine, une des plus belles femmes de son temps, était naturellement appelée à tomber dans les bras de Chateaubriand.

Delphine de Sabran-Custine

Delphine de Sabran-Custine

Le pli était pris. François-René avait été un solitaire, un sauvage, un écorché vif ; il sera jusqu’à sa mort un homme couvert d’honneurs, des sacrements de l’Eglise mais surtout couvert de femmes.

« Ce conservateur engoncé et volontiers moralisateur finit par être désarmant à force d’inconstance et presque d’inconscience. »

Le Génie du Christianisme était-il un chef-d’œuvre comme il le parut à l’époque ? Ce qui a été abordé dans la critique, ce n’est pas le talent indiscutable de son auteur mais la sincérité de ses sentiments, la pertinence de ses démonstrations, les faiblesses de sa théologie. Tout cela n’est pas sans charme comme la démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la nature. La supériorité du merveilleux chrétien aura une influence sur le mouvement romantique et de fort belles pages de poésie en prose étudient les cloches, les chants, les cérémonies religieuses, le clergé, les moines, les ordres de chevalerie…

Ce fatras gigantesque constitue un livre presque impossible à lire de nos jours mais il venait au moment opportun dans une société qui avait souffert de la privation du culte, de la persécution et qui s’enchanta d’une mystique poétique et facile.

Grisé par son succès, Chateaubriand s’imaginait qu’il allait obtenir une des premières situations dans l’Etat.

Bonaparte, considérant que le Concordat avait plus d’importance que le Génie du Christianisme, ne songea pas de suite à lui trouver un emploi alors que François-René se voyait comme représentant de la France à Rome.

Le 4 mai 1803, il obtient le poste de secrétaire de la légation de Rome, celui d’ambassadeur étant promis au cardinal Fesch, ancien archevêque de Lyon, oncle du premier consul.

« J’entrais dans la politique par la religion, le Génie du Christianisme m’en avait ouvert les portes ». Sans doute, mais les femmes aussi par Elisa Bacciochi, sœur de Bonaparte, sans qui rien n’aurait été possible.

En poste, les fautes administratives et diplomatiques s’accumulent ; tout repose sur un fort malentendu, le décalage entre la gloire littéraire et la modestie de ses fonctions diplomatiques.

Pauline de Beaumont dont l’état de santé se détériorait décida après une cure en Auvergne de rejoindre Chateaubriand à Rome ; après un voyage long et pénible, elle s’éteignit le 4 novembre 1803 dans les bras de François-René. Elle sera inhumée à l’église Saint-Louis-des-Français.

Quelques semaines après, il démissionne  et refusera un nouveau poste en Suisse, très affecté par l’exécution du Duc d’Enghien, un des responsables royalistes.

Cette année 1804 qui verra non seulement la proclamation de l’empire mais également le sacre du nouvel empereur fut pour Châteaubriand une année douloureuse. La perte de ses espoirs diplomatiques, ses ennuis financiers, s’effacent devant un deuil qui brise ses souvenirs de jeunesse puisque Lucile, sa sœur bien aimée, va disparaître tragiquement en se donnant la mort. On n’a jamais pu trouver la trace d’un enterrement religieux ; Lucile avait été inhumée à la fosse commune.

Toutes les femmes dans la vie de Chateaubriand apparaissent plus ou moins longuement dans les Mémoires d’outre-tombe à une exception, Nathalie, Comtesse de Noailles. Cette discrétion ne peut être fortuite ou innocente ; Nathalie fut la plus vive passion de François-René et la seule femme qu’il ait vraiment aimée, une des incarnations de ses rêves de Sylphide.

Natalie de Noailles

Natalie de Noailles

Delphine habitait le château de Fervaques, près de Lisieux, qui avait abrité les amours d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées ; Nathalie habitait Méréville, dans le Hurepoix, au sud d’Etampes.

Très vite, après le retour de Rome, Chateaubriand apparut à Méréville avec une certaine assiduité. Savigny-sur-Orge avait été remplacé par Fervaques, Fervaques fut remplacé par Méréville.

Don Juan cruel et dangereux, l’ennui qu’il traînait derrière lui le poussait inlassablement à de nouvelles conquêtes, les amours impossibles l’attiraient avec violence : il avait aimé sa sœur quand il était jeune ; marié, il avait laissé une jeune fille tomber amoureuse de lui ; infidèle par nature et par vocation, il s’était mis à aimer une des maîtresses abandonnées parce qu’elle était en train de mourir et maintenant, il passait du cœur et des bras de Delphine à ceux de Nathalie. La gloire, bien sûr, plaisait aux femmes et les fascinait autant que le pouvoir.

Chateaubriand n’était pas opposé aux idées nouvelles, il était disciple de Rousseau, il avait servi Bonaparte, il était attaché à une certaine idée de la liberté et il avait su s’opposer à la terreur et au despotisme. Et puis, enfin, il avait du génie ; quelle femme n’a pas eu envie d’être aimée par un génie ?

En quête d’images pour l’épopée des Martyrs de Dioclétien, il s’embarque pour l’Orient, visite la Grèce, les Lieux Saints, revient par l’Egypte, la Tunisie et L’Espagne où il retrouve Nathalie de Noailles. Tout le voyage de plus de huit mois autour de la méditerranée avait été combiné pour aboutir, dans le secret, à la rencontre en Espagne et aux nuits de Grenade. L’Alhambra de Grenade servira, plus tard, de cadre au Dernier Abencérage.

 

La période de la vie de Chateaubriand qui s’écoule de son retour en France, en 1807, jusqu’à son élection à l’Académie en 1811, est celle dont il a le moins parlé dans ses mémoires. Elle est pourtant une des plus fécondes de sa vie d’homme de lettres et, pendant des années où il se définira lui-même comme une « machine à livres », il achèvera la rédaction des Martyrs, mettra dans sa forme définitive l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, écrira  Le dernier Abencérage et la Tragédie de Moïse, préparera ses Etudes historiques et commencera ses Mémoires.

Il fallait pour cela être retiré dans une retraite campagnarde dont le nom est devenu légendaire, la Vallée-aux-Loups.

La Vallée-aux-Loups, charmant domaine acquis en août 1807, se présente comme une oasis intacte dans la banlieue sud de Paris sur la commune de Châtenay- Malabry.

Avec le tombeau du Grand-Bé à Saint-Malo et Combourg, c’est à la Vallée-aux-Loups que l’on comprend le mieux Chateaubriand.

Le parc, plus encore que la maison, accaparait François-René qui se remémorait les leçons de botanique de l’illustre Malesherbes ; il y aurait lui-même planté un millier d’arbres.

Quand la tour de Velléda fut achevée, il y installa son cabinet de travail qui allait devenir également sa garçonnière. Ce séjour banlieusard ne fut pas un exil mais un perpétuel rendez-vous de notabilités et de dames, « un papillonnement de jupes autour du grand homme, un essaim que Céleste appelle « les Madames ».

La Vallée aux loups

La Vallée aux loups

Depuis sa liaison avec Natalie de Noailles, on est certain de deux autres amours d’une certaine durée avec Cordelia de Castellane et Hortense Allart, bien après la Vallée-aux-Loups.

La liaison avec Mme Récamier, qui durera plus de trente ans, n’interviendra que plus tard.

« Les périodes précédentes avaient chacune été dominées par une figure de femme ; l’épisode anglais par Charlotte, l’épisode romain par Pauline. Dans ces semaines, ces mois, ces années depuis la fin du consulat et le couronnement de Napoléon jusqu’à la fin de l’Empire, celles que la femme légitime appelle ironiquement « les madames » se connaissent, se rencontrent, se télescopent et se succèdent. « Il y a les troupes d’assaut, la réserve, les territoriales, les escadrons étrangers, les obscures et les sans-grade, les vivandières, les blanchisseuses…puis l’Etat-major et au premier rang formant le carré, le bataillon d’élite de ses fameuses duchesses : la duchesse de Duras, la duchesse de Lévis, la duchesse de Châtillon-Montmorency… Elles jouaient à cache-cache avec Céleste s’efforçant parfois d’obtenir ses bonnes grâces. Au milieu de ces intrigues dont il était le centre, l’enchanteur restait très calme, le sourire aux lèvres. Ce rêveur passionné était surtout un égoïste, un égocentrique, il voulait être aimé, choyé et admiré » (Jean d’Ormesson).

Claire de Kersaint, duchesse de Duras, se détache du lot en raison de ses qualités de cœur et d’esprit, ses dons littéraires ; ne voulant pas devenir une maîtresse, elle aimait pourtant François-René et souhaitait le garder pour elle, elle sera sa « chère sœur ».

 

L’année 1810 marqua un grand changement en France. Joséphine ne pouvant avoir d’enfant, Napoléon voulait divorcer mais il lui fallait l’accord du pape Pie VII qu’il avait fait enlever et interner à Savone, ce qui lui valait depuis juin 1810 une excommunication majeure.

Se considérant au-dessus des lois, il se remaria avec la fille de l’Empereur d’Autriche à Notre-Dame de Paris comme si l’union avec Joséphine n’avait jamais existé.

Napoléon rentrait dans le concert des rois européens ; une partie de la noblesse se rallia au régime, il lui fallait le concours des intellectuels et écrivains. « Traitez bien les hommes de lettres…ce sont des hommes utiles qu’il faut distinguer parce qu’ils font honneur à la France » avait dit l’Empereur à Savary, nouveau ministre de la Police. Or, le plus illustre écrivain du moment, c’était Chateaubriand et il y avait une place vacante à l’Académie Française.

Chateaubriand ne fut élu que de justesse –une voix de majorité-, grâce surtout à la pression occulte de Savary sur certains académiciens.

En avril 1814, il faisait paraître le fameux pamphlet « De Buonaparte et des Bourbons », il garda la conviction que cet écrit avait changé le cours de l’Histoire. Louis XVIII aurait dit « qu’il a été aussi utile à la cause des Bourbons qu’un corps de dix mille hommes ».

Pendant les cent jours, Chateaubriand suit Louis XVIII en Belgique, devient ministre de l’Intérieur et « entend la canonnade de Waterloo ».

A son retour en France, il est nommé pair de France et non ministre comme il l’espérait. Eternel opposant, il devient par dépit un des chefs de la droite. Pour l’éloigner, le Roi, qui n’aimait guère ce romantique plein d’orgueil et d’ambition, -il était à cet égard en total accord avec Napoléon-  le nomme cependant ambassadeur à Berlin puis à Londres avant qu’il n’accède au poste de Ministre des Affaires Etrangères. En 1830, il met fin à sa carrière politique en refusant les avances de la Monarchie de Juillet.

 

Chateaubriand consacre tout le livre VII des Mémoires d’outre-tombe à Mme Récamier.

Il évoque avec une tendresse infinie « l’asile solitaire » que son amie, après des revers de fortune, occupa dans un couvent de la rue de Sèvres, l’Abbaye aux Bois. C’est dans un autre appartement de la même maison, plus vaste et plus confortable, aménagé en salon littéraire, qu’eurent lieu les différentes lectures des Mémoires.

François-René fit réellement la connaissance de  « Juliette Récamier» lors d’un dîner en mai 1817 chez Mme de Staël. Comme tout le monde, il connaissait la légende  de la jeune femme éblouissante, enveloppée de sa robe blanche comme d’une vapeur légère, celle qui était considérée comme une des plus belles femmes de Paris ; on peut raisonnablement penser que leur liaison débuta rapidement et ne s’éteindra que le jour de la mort de l’écrivain en juillet 1848. L’ardeur du sentiment qui les unissait depuis 1818 s’est adoucie en une respectueuse tendresse et, dans ses dix dernières années, François-René lui rend visite tous les jours, à heure fixe, quatorze  heures trente, même lorsqu’elle devient aveugle et qu’il est lui-même paralysé.

Victor Hugo vint le voir, sur son lit de mort ; il raconte sa dernière visite à l’écrivain monarchiste et chrétien qu’il avait tant admiré (« Etre Chateaubriand ou rien ! »).

Juliette Récamier

Juliette Récamier

Quelques jours plus tard, sous un vent de tempête, parmi les prêtres et les marins, François-René fut inhumé dans une tombe de granit sans inscription, sur l’îlot du Grand-Bé, au large de Saint-Malo. La mort rejoignait la naissance, l’enfance, l’adolescence.

Les yeux de Juliette qui avaient cessé de voir ne lui servaient plus qu’à pleurer ; elle mourut un an après du choléra.

 

 

André L. ( mai 2022)

 

tombe de Chateaubriand à Saint-Malo

tombe de Chateaubriand à Saint-Malo

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