Bécon sans bruyères
Entre l’acier et le verre de ses tours et le béton de son immense dalle horizontale, La Défense ne semble pas une destination évidente pour la randonnée. Pourtant le lieu est suffisamment ouvert pour que le piéton puisse y marcher à sa guise.
Et admirer aussi, car l’art s’est immiscé entre les tours. De nombreuses œuvres se sont faites une place au sein de cette cité verticale. L’attrait pour ce musée à ciel ouvert s’est progressivement émoussé face aux silhouettes élancées de récents buildings qui s’élèvent dans le ciel en captivant l’attention. Seuls, le Pouce de César et l’Araignée rouge de Calder avec ses énormes pattes posées sur le sol, arrivent encore à attirer la curiosité du passant. Mais en ce dernier vendredi de janvier, ce ne sont pas ces créations totémiques que l’on est venu chercher. A l’heure où les bureaux ont fini d’adsorber le flux des salariés, les statues monumentales d’Igor Mitoraj se sentent revivre.
Enfin seules, ces œuvres aiment le regard flatteur que viennent leur accorder ces curieux visiteurs rassemblés auprès de leur socle. Posés au milieu des tours, ces bronzes inspirés de l’Antiquité opposent la sensualité de leur forme parfaite à la fragilité de leurs blessures intérieures. Entre la Grande Arche et le CNIT, la première œuvre célèbre Icare sans ailes ni bras, comme un héros déchu éternellement cloué au sol. Dans le buste de la seconde, nommée « le Grand Toscano », un visage réduit s’est incrusté à la place du cœur. Ce type de béance qui évide le corps signe la patte de ce « Michel Ange franco-polonais » du XXème siècle qui choisit de tronquer, fissurer ou mutiler ses créations.
Chantre de la puissance et de la vulnérabilité, Igor Mitoraj n’appartint à aucune chapelle. Il suivit seulement les conseils de son maître, le plasticien Tadeusz Kantor, qui lui répétait sans cesse : Sois toi-même et va à contre-courant . Message reçu par les 25 participants qui décident de quitter l’ampleur de la foule pour s’enfoncer dans le quartier d’habitation mitoyen où aucun touriste n’émit jamais l’idée d’aller traîner ses guêtres.
Portés par l’obsession de remplir le vide, les aménageurs de la Défense prolongèrent le quartier d’affaires d’une zone résidentielle. Ils imaginèrent des immeubles étagés qui descendraient en palier vers la Seine. Les esclaves du stress urbain et des déplacements pendulaires obtiendraient ainsi leur rémission. Poussés par le flux des emplois que déversait la Défense, ils pourraient loger sur place. Ce fut l’occasion de bâtir densément des projets ambitieux en évitant quand même les excès de style ou autres délires babyloniens. Quarante ans plus tard, en déambulant au bas d’édifices modernes mais sans grand génie, l’appréciation générale s’avère mitigée. Le prestige et l’éclat du quartier d’affaires n’ont pas particulièrement irrigué l’esprit du lieu.
Seule une ligne d’immeubles située en front de Seine arrive à justifier le slogan promotionnel de l’époque : cadre exceptionnel, vue imprenable, Paris de l’autre côté ! Une belle réussite se remarque, celle du parc Diderot. Conçu en décroché, il apporte au milieu d’un îlot d’immeubles, la fraîcheur d’une nature en miniature. Epousant harmonieusement la pente du terrain, sa cascade monumentale en idéalise le dénivelé.
Avant d’atteindre le pont de Courbevoie, un bâtiment envahi d’une végétation retournée à la sauvagerie indique clairement que l’on a quitté le secteur de la Défense. Proche de la Seine, une succession inattendue de ruelles bordées de villas échappe à l’ennui de la ligne droite. Elle débouche sur la volée d’escaliers qui monte vers l’esplanade supérieure du Parc de Bécon. On pressent que le mieux sera en haut des marches.
Pour les escapades d’une journée, le groupe s’était promis de ne pas trop abuser de la fréquentation de musées. La taille lilliputienne du musée Roybet-Fould exempte de ce vœu. Repoussé à la lisière du parc et édifié à partir d’un pavillon provenant de l’Exposition Universelle de 1878, il se consacre aux peintres Ferdinand Roybet et Consuelo Fould, son élève et ancienne propriétaire du lieu. Cet espace réunit l’idéal que recherchent les passionnés : des salles minuscules, des visiteurs aussi rares que discrets, du temps propice à l’observation. On est presque surpris que l’intransigeance des normes actuelles ne l’ait pas encore déclaré hors service. Adossé à l’Histoire, le musée résiste, il se pense invulnérable.
Les résidents de l’avenue Léon Bourgain et des rues voisines n’ont pas vraiment matière de se plaindre. Solides pavillons en meulière, immeubles dont la façade respire l’Art-nouveau, maisons plus récentes à 4 ou 5 étages parées de pierres polies et de rambardes en verre, ce mélange de styles se partage la tranquillité comme bien commun.
On n’est pas dans n’importe quelle banlieue. Bécon-les-Bruyères n’existe que par le nom donné à sa gare. Venant de Saint-Lazare, le voyageur sortant à gauche file sur le quartier de Bécon qui appartient à Courbevoie, s’il prend la direction opposée, il pénètre dans celui des Bruyères, rattaché à Asnières. Curieusement il fut un temps où cette localité usurpée et difficilement identifiable était cible de moqueries. Elle projetait l’image d’un endroit perdu, lourdaud et sans saveur. Un lieu que l’on n’aimerait pas habiter et supposé recouvert de bruyères, un peu comme on exagérait la présence du houblon dans le Nord ou de la lavande en Provence. Cette image aussi fausse qu’injuste s’est heureusement envolée voici plus d’un demi-siècle. Bécon s’est embourgeoisée : la capitale se gagne en six minutes de train et les agences immobilières profitent de l’intérêt des parisiens pour cet ouest si proche.
Dans une rue étroite, le groupe croise deux résidents devisant dans le jardinet qui devance le perron de leur maison. Les autochtones s’arrêtent de parler à la vue de cet impressionnant peloton qui a investi la voie publique. Ils ne témoignent aucun signe d’hostilité mais attendent impatiemment que les marcheurs s’éloignent. On sent que l’on dérange un peu…l’étranger se doit de passer son chemin.
Il est presque 13 heures, les premières gouttes préviennent de l’urgence de clore la balade. On conçoit maintenant que Bécon soit prise davantage au sérieux, qu’elle penche davantage vers l’autonomie que vers le reste de Courbevoie, cet immédiat si lointain. Mais, de même qu’on ne rencontre plus de princes dans les gradins du parc des Princes, que l’on ne cueille plus une seule rose dans la rue des rosiers, que le Kremlin a disparu du Kremlin-Bicêtre, de même, on vient de comprendre qu’il n’y aura plus de bruyères à Bécon- es Bruyères.
Le Parcours
Vendredi 31 janvier 2025
La Grande Arche de la Défense, le CNIT, la tour Total, le parc Diderot à Courbevoie (92400), le parc des Pléiades, Allée Molière, promenade Paul Doumer, rue Victor Hugo, passage Hanriot, le parc de Bécon, le musée Roybet-Fould, le secteur de la Terrasse, avenue Léon Bourgain, le parc des Couronnes, l’Eglise Saint Maurice, la rue du 22 Septembre, le secteur commerçant de Bécon Village, la gare de Bécon les Bruyères.