Ne pas perdre racine

Publié le par club rando

Par une piste empierrée le long de champs en culture on rejoint le site des Granges de Port-Royal dont le corps de bâtiment ne se discerne qu’en partie derrière un mur d’enceinte. Devant l’entrée, un coassement répétitif et troublant se fait entendre d’une mare attenante. Elle sert de théâtre à un mini ballet aquatique. Un crapaud y entame un concert mélancolique pour attirer dans ses pattes une femelle qui semble lui répondre. Sur le bord de la scène, de grands bambous frémissent. Pudiques, ils détournent le regard, espérant ne pas trop en voir.

Ne pas perdre racine

Port-Royal des Champs, dans cette campagne si éloignée de la mer, l’association de ces trois mots porte déjà en elle l’antinomie. À l'origine de l’histoire, une figure mythique, celle d’Angélique Arnauld, qui n’a que dix ans en 1602 lorsqu’elle devint abbesse de ce monastère moyenâgeux perdu du côté de Chevreuse. À dix-sept ans, prise du désir de justifier sa charge, elle décida d’arrimer son magistère à la version la plus intransigeante de la réforme de l’église. Port–Royal devint alors le foyer du jansénisme. Ce courant théologique s’opposa violemment à Louis XIV en réintroduisant des questions religieuses dans le champ du politique, ce qui ne manqua pas d’agacer fortement l’absolutisme royal. Il fit entièrement raser l’abbaye en 1710 et déterrer le cimetière de ses morts. Les Granges de Port-Royal et les terres agricoles restèrent épargnées.

Ne pas perdre racine

Ces âmes ardentes autant que tourmentées, où sont-elles passées ? On a peine à croire que cette place si paisible et si agreste fut le bastion d’une révolte. En ce matin lumineux de mai, cela sera le défi d’André et de Christian de réveiller les ombres de l’histoire. Devant leurs 12 camarades, le duo (qui deviendra trio) va conduire la balade au présent tout en ménageant des pauses qui serviront à exhumer le passé. Pas toujours facile de rendre vivants les êtres oubliés et donner intérêt aux choses dont on ne se soucie plus.

Ne pas perdre racine

C’est avec le personnage de Jean Racine, le plus connu des locataires de Port-Royal, qu’ils ont pris rendez-vous. Racine et Port-Royal : la conjonction d’un atavisme familial. Une grand-tante maternelle s’était retirée à l’abbaye avant sa naissance en 1639. Plus tard, sa mère et sa grand-mère la rejoignirent en emmenant dans leurs bagages le futur écrivain. L’enfant intégra l’école locale où se dispensait un enseignement conforme à la règle janséniste.

Ne pas perdre racine

Le pôle principal de vie locale demeurait le plateau, occupé par les « Granges », un impressionnant ensemble architectural disposé autour d’une cour rectangulaire. Terres et forêt encadraient le nord de l’édifice. Côté sud, un parc de 10 hectares descendait de façon abrupte vers le vallon d’une minuscule rivière, le Rhodon, où une grande prairie abritait l’abbaye proprement dite et ses moniales.

Ne pas perdre racine

L’homme de lettres eut beau naître à la Ferté-Milon, c’est bien lui le régional de l’étape. Un chemin qui porte maintenant son nom relie les ruines de l’abbaye au château de  la Madeleine de Chevreuse. Il lui était d’autant plus familier qu’à l’âge de vingt ans il dut le parcourir assidument. A cette période, il remplaça un de ses cousins, maître d’œuvre de la rénovation du château, pour surveiller pendant quelques mois les travaux. Ce chemin sera le fil conducteur de la rencontre avec l’écrivain et le rappel des querelles religieuses qui caractérisèrent le Grand Siècle. La beauté des prairies que l’on y croise, le calme des sous-bois et l’onde apaisante du Rhodon inspirèrent Racine au point d’en chanter les louanges dans des odes écrites en ces moments de jeunesse. Des petits mots doux de l’écrivain honorant l’emprise de la nature parsèment la balade au gré de bornes installée sur le sentier. « Là on voit la biche légère, là on entend le chevreuil champêtre et doux »,  indique une de celles-ci. Racine avait raison : devant le chant d’un animal ou le banal d’un sous-bois que la lumière embellit, toutes les futilités s’arrêtent. On surprend un ancien moulin, un mur de glycine dont le parfum vient chatouiller les narines, un héron qui farfouille la vase d’un étang. Dans le ciel plane, impériale, la buse.

Ne pas perdre racine

Une église au clocher original, la simplicité de solides maisons rurales…, le village de Saint-Lambert aurait mérité qu'on s'y arrête mais on ne l’apercevra que de loin. En traversant le Rhodon, des marronniers imposants posés au centre d’un coussin de fougères veillent sur le sentier.

Ne pas perdre racine

Aujourd’hui, l’été est en avance. Ce coin de la vallée de Chevreuse sent la bonne saison. Au-dessus de la cime des arbres, le soleil aime l’idée de se prélasser. Rien ne presse, on arrivera quand on arrivera.

Ne pas perdre racine

Au cœur du bois de la Madeleine, la pause de midi est prise sous le parasol de grands chênes multiséculaires. La chaleur a monté d’un cran. Abandonnant le chemin Jean Racine, on va rentrer par le plateau. Une pente raide amorce le trajet qui longe les murs d’une grande propriété enfouie dans les bois. La touffeur des arbres évente la sueur. Posée sur la grille d’accès du domaine, une plaque indicative délivre de l’énigme : « Château de Vert-Cœur, Fondation Anne de Gaulle ». Anne était la benjamine du couple de Gaulle. Atteinte de trisomie 21, ses parents ne s’en séparèrent jamais. Elle décéda dans les bras de son père en 1948 à l’âge de 20 ans. Inhumée au cimetière de Colombey, il prononça cette phrase émouvante :  « Maintenant, elle est comme les autres ». Juste avant son décès, ses parents décident de créer une fondation pour accueillir des jeunes femmes handicapées mentales en manque de soutien financier. Ils achètent le château de Vert-Cœur pour la somme de sept millions de francs, payée par l’abandon total des droits d’auteur de ses « Mémoires ». Cet achat altruiste traduit à la fois l’intégrité du Géneral mais aussi l’effusion de son cœur et sa façon de ne pas couper les racines avec celle qui fut la plus grande joie et la plus grande douleur de sa vie.

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« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ! »  En chemin, Dany s’est proposée de compléter les exposés par un portait intimiste de Racine. il faut avouer que depuis les pages de jeunesse du « Lagarde  et Michard », on avait un peu perdu sa trace. Les femmes portent souvent un regard plus juste sur les jeux d’ombre et de lumière des comportements humains. Bien que la vie de l’écrivain alterna entre éclats et compromissions, son style efface tout. Passeront encore de nombreux alexandrins raciniens sous les cintres de la Comédie Française ou d’autres théâtres avant qu’on arrive à lui régler son compte. 

Ne pas perdre racine

Finalement, les trois narrateurs qui redoutaient d’apparaître barbants s’en sont sortis avec les félicitations du jury. S’il est vrai que l’histoire est à la fois science et narration, ils en ont compris la liturgie. C’est là le réel talent du conteur. Chaque époque a la faiblesse de croire que ses interrogations sont essentielles. Du temps de Racine, ce fut la question de la « Grâce » qui divisa violemment le royaume. La véhémence de ces disputes théologiques paraît aujourd’hui disproportionnée, bien que le fond reste intemporel : « l’homme est-il libre » ?  Conviction et incertitude n’ont pas fini de s’opposer.

Ne pas perdre racine

Mais l’empathie et la température donnent soif. Dorine l’a bien compris en embarquant tout son monde chez elle se rafraîchir de boissons aux couleurs de l’été. Sous l’ombre d’une  véranda, sa terrasse prend le ton d’un café vénitien. Par cet agréable accueil, la balade s’est adjointe la complicité d’un art de vivre des plus exquis. On a envie de rester là. L’ardeur du soleil se transforme en chaleur douce.

Ne pas perdre racine

Le parcours

Vendredi 2 mai 2025

Les Granges de Port Royal à Magny-les-Hameaux(78114), le site de l’ancienne abbaye par le val du Rhodon,  le chemin Jean Racine par le moulin de Fauveau et le carrefour du Roi de Rome, le bois de Vert-Cœur à Milon-la-Chapelle, Beauregard, Romainville, Buloyer, le Chant des Oiseaux, les Granges.

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