201304 Une bulle increvable
Avant l’ouverture d’une bouteille de champagne, tout paraît tranquille. La bulle n’apparaît qu’au saut du bouchon. Le gaz contenu à l’intérieur se libère soudain et migre en d’infinies petites poches gazeuses qui augmentent de taille au fur et à mesure qu’elles s’élèvent. Tout l’esprit du vin est contenu dans ces minuscules sphères dorées qui montent, virevoltent et s’agitent dans un mouvement perpétuel.
Dans le monde actuel où le mot crise est prononcé inlassablement, le bassin champenois est un des rares endroits qui échappe à la morosité ambiante. Evoluant dans les domaines spécifiques du plaisir et du luxe, la bonne santé du Champagne en fait paradoxalement une bulle isolée dans le paysage vinicole. C’est une appellation unique d’un terroir volontairement restreint et très sévèrement contrôlé. Les vignerons et le négoce ont su préserver leurs intérêts réciproques. L’élitisme des grandes maisons, toujours présent, a admis la complémentarité des petits producteurs pour rendre le produit plus accessible. Chacun doit y trouver son compte.
C’est le premier constat à tirer de notre périple des 5 et 6 avril dans les vignes champenoises proches d’Epernay. Les 27 randonneurs présents ne se sont d’ailleurs pas fait tirer l’oreille pour répondre nombreux à cette proposition hygiéniste, culturelle et sensuelle.
En Champagne deux pratiques, concurrentes et complémentaires, invitent les producteurs soit à marier les cépages soit à les individualiser. Nos balades se sont glissées dans ce schéma.
La première, entre Hautvillers et Champillon, s’est inscrite dans un terroir argilo-marneux où l’assemblage des pinots avec quelquefois un peu de chardonnay donne des vins plus charpentés. La seconde en région de la Côte des Blancs où le chardonnay est le seul cépage autorisé.
Hautvillers est juché sur un amphithéâtre dominant la Marne qui coule en contrebas. Jean Paul Kauffmann dans son récent livre "Remonter la Marne" le décrit comme un beau village, professionnel, bien peigné et fait pour attirer les touristes. Il est vrai que ses cafés chics, boutiques d’art, et ruelles jalonnées d’enseignes en fer forgé ne se rencontrent guère aux alentours.
Ce viilage doit sa renommée à Dom Pérignon qui y repose dans le chœur de l’abbatiale Saint Sindulphe. Les bénédictins d’Hautvillers lui confièrent la mission de cellérier, c’est à dire l’administration du monastère et l’entretien des vignes attenantes. Lors de différents pèlerinages, il découvre les vins effervescents du côté de Limoux. Il applique cette méthode et la perfectionne par l’assemblage de différents crus. Il améliore le procédé de fermentation et recherche une forme de bouteille plus solide. Il y adapte le bouchage en liège, solidifié par la pose d’un filet. Jean Paul Kauffmann précise que Dom Pérignon était plutôt de caractère austère et rigoureux alors que l’imagerie populaire en a fait un moine jovial et bon vivant.
Qu’importe ! Dans l’abbaye sa tombe est voisine de celle de Dom Ruinart, autre bénédictin local qui avait conseillé à sa famille, grands drapiers rémois, de se lancer dans le commerce des vins. Lorsque l’église se ferme le soir, on dit que les deux ecclésiastiques se retrouvent pour goûter les nouveaux crus, puisque l’usage antique de trinquer doit être religieusement entretenu.
A la sortie du village, le chemin s’infléchit dans la forêt qui recouvre le plateau, pui après la traversée de Champillon notre trajet retrouve le cirque où s’étend le vignoble. C’est l’époque du taillage et du liage de la vigne. Dans les rangées ce sont presque exclusivement des femmes qui s’affairent. Elles extirpent et sélectionnent le rameau porteur puis le lient au fil de fer de palissage. Ce sont des opérations qui requièrent précision et rapidité. Plus tard, elles règleront la hauteur des fils en fonction de la croissance des bourgeons. Et puis il y aura les entretiens, le rognage et de nombreux traitements. Une d’entre d’elles prend la peine de nous expliquer la litanie de tous ces travaux. Epouses de récoltants ou petit-propriétaires elles-mêmes, quand ces femmes travaillent et marchent dans la vigne, elles imaginent déjà comment sera le vin produit. Le champagne doit beaucoup aux femmes, et pas spécialement aux veuves.
Pour tout promeneur, la visite d’un domaine est une étape incontournable. C’est une plus-value en termes de culture mais aussi de plaisir. Le champagne semblera plus savoureux, plus unique dans le lieu où il grandit. Michel Dervin qui nous reçoit dans sa cave de Cuchery est assez atypique. Son entrain rompt avec la retenue des gens du cru. Il a le sens de la convivialité et de la répartie. Il a surtout le champagne généreux. Il ne se contente pas de nous offrir une amorce mesquine réservée au seul apéritif. C’est tout le diner qui s’ordonne autour des différentes bouteilles de sa production : blancs de noir, blancs de blanc, cuvée spéciale, rosés attendrissants. Seuls les conducteurs arrivent à se restreindre. Les autres se couchent avec des bulles dans la tête.
Miracle et vertu du divin breuvage, le lendemain matin tout le monde est en forme pour découvrir les horizons de la Côte des Blancs où se superposent le sol crayeux des vignes et les buttes coiffées de forêts. Cramant est un village relativement austère, pourtant derrière ses murs en pierres grises se cache l’aisance financière. Au 107 rue des grappes d’or, d’immenses bâtiments nous rappellent qu’ici nous ne sommes pas n’importe où. C’est le cellier de Moët et Chandon. L’univers de ses vignes s’étend devant nous jusqu’au proche village d’Avize.
Après le château de Saran blotti derrière un côteau, nous remarquons quelques lopins de terre ensemencés et étrangement isolés dans un vignoble dont la valeur foncière n’a plus de commune mesure. Cette anomalie économique est le résultat de l’histoire. En 1927, après la crise du phylloxera, certains propriétaires ont refusé leur classement en terrains viticoles parce qu’à cette époque la vigne demandait beaucoup de main-d’œuvre pour un revenu aléatoire. Les décrets ont ensuite figé la situation.
Le plateau de Cuis est une forêt où se pratique la chasse aux sangliers. Les sols n’ont pas encore épongé les traces d’humidité de l’hiver. Notre azimut pour regagner le village s’avère hésitant mais l’itinéraire est retrouvé grâce à une coupe qui a bien éclairci le terrain.
Avant de retrouver le point d’accueil du déjeuner, un hélicoptère nous survole. C’est celui de Michel, notre sympathique vigneron et hôte d’hier soir, qui est venu mesurer l’état de notre forme physique et nous saluer amicalement.
La fin du parcours trace une boucle autour du vignoble d’Avize. Des pieds de vignes viennent d’être arrachés et leurs vieux ceps noueux vont sans doute finir en flambée. Un petit groupe de travailleurs s’affaire sur une parcelle en replantation. Il vaut mieux que la vigne s’enracine au plus tôt au printemps. Les plants adossés à leur tuteur sont ceints d’une petite protection contre les rongeurs.
Ces deux jours nous ont permis d’apprécier cette région et de comprendre que le champagne vit plutôt dans une bulle de sérénité par rapport à d’autres bassins viticoles. Il veille à éviter qu’un jour elle ne se dégonfle. Pour que la situation perdure, les acteurs continuent dans la qualité. Surtout ils ne doivent pas oublier que, comme le bon vin, les consommateurs, eux aussi, s’améliorent en vieillissant.